Les plateformes telles que LinkedIn ou Facebook ont aujourd’hui une position dominante et sont vues comme un moyen incontournable pour profiter de l’effet réseau. On peut être tenté, en tant qu’association d’anciens élèves, d’utiliser ces services pour avoir un annuaire dynamique et à jour puisque la plupart des membres de la communauté y sont présents de toute façon. Pourtant dans cette vision réside un grand danger pour la pérennité même de notre communauté Gadzart, et pour notre société. Pourquoi ?
1. Qu’est ce qui fait la valeur de notre communauté Gadzart ?
a. Notre annuaire vaut de l’or
L’annuaire de notre association d’anciens élèves est stratégique. Il contient les données personnelles et professionnelles de tous les adhérents. L’annuaire de notre communauté d’ingénieurs, cadres dirigeants, acteurs engagés de l’industrie, a une valeur marchande importante pour les entreprises qui cherchent à atteindre ces cibles commerciales.
b. La vie du Gadzart s’organise autour des groupes
La vie dans la communauté Gadzart s’organise autour des groupes. Elle commence en tant qu’étudiant (dans sa promo, sa famille, son tabagn’s, ..) et se poursuit dans la vie professionnelle et personnelle avec les groupes locaux, les groupes professionnels, les groupes régionaux, les réunions de promo ou de cop’s … Une dynamique de groupe vivante, riche de liens et d’échanges bien réels qui font la valeur de notre école et assure au Gadzart d’être accueilli et accompagné où qu’il soit dans son parcours.
c. Pourquoi sommes-nous tentés de déplacer cette dynamique communautaire sur des plateformes privées telles que Linkedin ?
Aujourd’hui, les outils numériques sont au cœur de l’animation d’une communauté quelle que soit sa taille. Or notre association d’anciens élèves, 35 000 membres, ne facilite qu’une très faible partie de ses activités avec des outils « Gadzarts ». La vie numérique de notre communauté est très largement animée grâce à des plateformes privées : les élèves organisent leur vie à l’école via des groupes Facebook, des outils collaboratifs comme Slack ou des chats de type WhatsApp. Une fois sortis de l’école, ils continuent d’utiliser ces plateformes pour garder le lien et LinkedIn devient le nouveau lieu d’organisation de la vie professionnelle. Ces logiciels gratuits rythment notre vie numérique et l’enregistre en continu.
Au final, ces plateformes détiennent plus de données sur les adhérents que notre association elle-même, au point que nous sommes obligés de télécharger des informations de ces plateformes pour savoir qui sont nos membres …
2. Quels sont les objectifs de LinkedIn, société commerciale privée ?
a. Le modèle économique de Linkedin
Les plateformes telles que LinkedIn, Facebook, Google mettent à disposition « gratuitement » tous les services utiles à leurs utilisateurs. Et pourtant ils pèsent des millions d’euros. En effet, leur modèle économique repose sur la monétisation de nos données personnelles et l’analyse de nos comportements. Ils nous « profilent », ils modélisent nos façons de penser, d’agir et peuvent -moyennant finance-, cibler des segments de population très précis pour de la publicité, jusqu’à pouvoir influencer les masses par segment de population très fins comme ce fut le cas dans les affaires Cambridge Analytica ou le Brexit par exemple.
Nous sommes très loin des valeurs et de l’intérêt de notre association : responsabilité sociale, fraternité, solidarité, ouverture, …
L’objectif de Linkedin est donc très clair : capter l’annuaire d’une association de 35 000 membres, l’une des plus grande d’Europe, en proposant gratuitement des outils utiles aux membres et aux responsables de l’association.
Mais ces plateformes ne sont pas conçues comme des « outils » que nous utilisons lorsque nous en avons «besoin», ces réseaux sont conçus pour capter l’attention de chacun, individuellement, séparément, nous solliciter sans cesse pour arriver à leurs fins commerciales.
Ces messages proposés par les notifications LinkedIn vous disent-elles quelques chose ?
« Souhaitez un joyeux anniversaire à … » suivi du bouton « Souhaiter un joyeux anniversaire »
« Félicitez … pour son nouveau poste de …. chez …. » suivi du bouton « Féliciter »
« Félicitez … pour ses 4 ans chez … » suivi du bouton « Féliciter »
« A ce jour, votre message a été consulté 36 fois. Essayer de mentionner quelqu’un dans un commentaire pour entretenir la conversation. »
« Ajoutez vos collègues afin de ne jamais manquer une nouvelle importante »
Avant de cliquer rappelons-nous que : nous avons au minimum un Bac+5, nous faisons partie des 5 % les plus éduqués de la population française et qu’une machine nous demande d’appuyer sur un bouton pour envoyer un message formaté et nous donner le sentiment d’avoir entretenu l’amitié ou les relations avec un autre être humain, ou tout simplement de nous remettre à la tâche pour passer encore plus de temps sur leur plateforme, dont les règles changent au gré de leur stratégie, pour créer de l’engagement et recruter de nouveaux membres.
b. Un outil gratuit qui donne un accès aux tiers à notre communauté
A ce stade, nous devons réaliser que notre association Gadzart devient ainsi une entreprise de revente de données personnelles en poussant les membres à utiliser la plateforme. À terme, notre association elle-même pourrait ne plus être nécessaire dans l’équation…
Pour une somme modique, n’importe qui peut aujourd’hui diffuser de la publicité ciblée à destination des différents profils et groupes « Gadzarts » que nous auront contribué à fédérer sur cette plateforme … Que dire des études comportementales menées sur nos activités en ligne ou de la segmentation marketing très fine et actualisée en temps réel que nous offrons gracieusement ?
Il ne faut donc pas être naïf quant au caractère mercantile de leurs « bonnes intentions » et de « l’importance qu’ils accordent à leurs utilisateurs ».
c. Alors comment continuer d’utiliser LinkedIn ?
Une plateforme telle que LinkedIn peut être vue comme une opportunité pour notre association de communiquer sur ses valeurs, la dynamique de ses groupes professionnels, de se faire connaître auprès d’un public plus large, promouvoir la marque « Gadzart ».
Lorsqu’un jeune choisit son école d’ingénieur, le réseau et la dynamique de l’association des anciens élèves lui garantit pour le futur l’accès à un réseau. Ce qui en fait un argument de poids sur lequel il est légitime de communiquer.
Libre à nous d’utiliser la plateforme pour la promotion de nos actions avec une stratégie de communication externe… mais pas comme un outil de communication et d’animation interne à notre association.
3. Alors est-il possible de reprendre en main la vie numérique de notre communauté et pourquoi est-ce vital ?
Oui c’est encore possible ! Et même très rapidement.
a. Proposer des logiciels respectueux de notre communauté, de notre intimité numérique et qui répondent aux besoins actuels
Il s’agit de proposer des logiciels réellement respectueux de nos valeurs, des adhérents, favorisant la communication et l’organisation entre les membres.
Par exemple : permettre aux élèves de créer des groupes d’échange d’informations, aux groupes locaux de créer des événements et des sondages, aux promos ou aux familles de garder le lien.
Il existe aujourd’hui des réseaux sociaux décentralisés qui permettent aux membres de communiquer librement en dehors des « silos/plateformes fermées ». L’association pourrait très rapidement mettre en ligne ce type de réseau. Ces plateformes décentralisées permettent de fixer nos propres règles de modération, les communications n’alimentent aucune base de données commerciale et garantissent la confidentialité de nos échanges. Ces outils libres existent depuis de nombreuses années, et animent des communautés de millions de personnes. Parmi les outils existants on peut citer Mastodon (la version libre de Twitter), Diaspora (la version libre de Facebook) ou la messagerie Element (un équivalent libre de WhatsApp et servant de base au nouveau système de messagerie du gouvernement français). Tous ces outils font partie des logiciels cités dans l’annuaire du Socle Interministériel de Logiciels Libres et dans l’annuaire Framalibre.
b. Une association de 35 000 membres avec un rôle sociétal fort
L’utilisation d’un logiciel est un choix politique fort.
Notre association d’ingénieurs peut contribuer à l’adoption de logiciels éthiques et contribuer à une société basée sur l’entraide. Comment ? En utilisant ces logiciels pour l’épanouissement de notre communauté, nous contribuerons ainsi à leur pérennité et en feront bénéficier d’autres associations en France et dans le monde.
Le web évolue, et les scandales liés aux réseaux centralisés ont donné naissance à des logiciels pouvant se fédérer entre eux et ainsi permettre à des communautés de s’organiser librement, en toute intimité, tout en restant connectées avec « l’extérieur ».
Réalisons dans le monde numérique ce que nous souhaitons pour la société.
c. Utiliser des logiciels en accord avec nos valeurs
Le Gadzart a de tout temps œuvré pour les valeurs de solidarité, de travail collaboratif, d’ouverture, d’amitié et de fraternité. Nous avons appris qu’à plusieurs nous sommes plus forts et pouvons accomplir de grandes choses.
Ce qui motive ma démarche ?
Face à des plateformes gérées par des algorithmes qui, pour leur seul intérêt commercial, maintiennent en état d’hypnose des millions de personnes, exploitent nos données et nos egos en profitant de nos communautés, il est temps de se poser et d’agir ensemble pour construire une vie numérique au service de notre association.
Je reste à votre écoute pour échanger à ce sujet.
Miroslav LUKIC
Li90 – Fier d’être Gadzart !
Merci Miroslav pour ce décryptage et ton analyse fine des enjeux pour notre communauté, sa cohésion et l’usage qui peut-être fait de notre « richesse » à notre insu.
Je souhaite que nous soyons nombreux à relayer ton message auprès de notre communauté et des instances de la SOCE, afin que les orientations des nouveaux outils numériques qui sont en préparation tiennent bien compte ces enjeux essentiel à l’intégrité de nos « richesses ».
C. TARDIEU dit Clark 92-18 KIN 185
Suite à certains échanges à propos de cette lettre ouverte :
1- Précisions sur « Pourquoi sommes-nous tentés de déplacer cette dynamique communautaire sur des plateformes privées telles que Linkedin ? »
Les outils « Gadz » dont nous disposons pour animer nos GPs [Groupes Professionnels] sont limités aux systèmes de newsletter et d’événements, communiqués uniquement par email.
Les pages dédiées à la présentation des GP sont plutôt basiques et mériteraient un contenu plus riche puisqu’elles bénéficient spontanément d’un bon référencement naturel.
Toutefois, si certains GP, ont passé du temps bénévolement à créer des sites web dédiés (avec forum, visio conférence, blog, …), c’est pour compenser un manque. Un manque d’outils pour tenter de dynamiser, d’informer et d’impliquer la communauté et/ou communiquer avec l’extérieur.
Faire disparaître ces sites (ou leur futur équivalent dans le futur « SI ») au profit des pages LinkedIn ?
C’est déplacer notre dynamique communautaire vers cette plateforme. En effet, LinkedIn propose une appli smartphone avec un chat intégré, un annuaire toujours dispo pour contacter quelqu’un, la possibilité de créer des groupes de discussion, de toucher un public plus large. C’est… « pratique », c’est même conçu pour ça. Nous le voyons chaque jour avec Facebook et WhatsApp qui deviennent omniprésents … et nous contraignent à installer leur appli ou à nous isoler, si nous ne voulons pas/plus jouer leur jeu.
Alors pourquoi passer du temps à créer de belles pages sur un futur SI ? Pourquoi les Gadzarts consulteraient-ils plus cette page que leurs fils d’actu LinkedIn (si l’algorithme décide que c’est « bien » de leur montrer 😉 …) ? J’espère effectivement que ce SI apportera une brique essentielle à l’animation de nos GP.
2- En réaction à l’idée que le site de la Soce soit relativement peu utilisé par les Gadzarts (de manière caricaturale « pour payer leur cotise une fois par an ») au profit des réseaux sociaux :
La première question qui me vient à l’esprit est : Pourquoi ? Pourquoi les Gadzarts se détournent-ils du site de la SOCE ? S’en détournent-ils vraiment ou ne répond-il pas à leurs besoins, et ne fait du coup pas partie de leur vie de Gadzart au quotidien ?
Deuxièmement, le risque dont je parle est plus profond cependant et concerne notre utilisation du numérique en tant que communauté. Pour communiquer et nous organiser nous dépendons aujourd’hui de LinkedIn, Facebook et WhatsApp … Quel poids ont des newsletters face aux messageries instantanées, aux fils d’actualités, aux groupes ? Les GAFAM c’est pratique et c’est gratuit… En tant que membres actifs de l’association nous sommes prescripteurs et engageons la communauté.
Je conçois tout à fait que le débat dépasse le cadre du bureau GP [précisions : j’ai rédigé cette lettre suite à une intervention lors d’une commission d’animation des GP].
Le web a été lancé en 1989 comme un bien commun, un lieu de partage libre de l’information, il est aujourd’hui un grand supermarché au modèle économique toxique. LinkedIn, Facebook, Google sont devenus les maîtres du web en enfermant les utilisateurs dans leurs écosystèmes. La majorité des écoles d’ingénieurs tournent grâce aux services gratuits de Google, le moindre club ou association utilise Facebook ou Whatsapp pour créer un groupe d’échange. L’inventeur du web, Tim Berners Lee, a bien compris que cet espace de vie commune n’était plus en phase avec le projet initial. Il a favorisé en 2018 une évolution technologique majeure pour permettre aux communautés d’exister sur le web, sans passer par ces plateformes. C’est un peu technique, mais cette évolution permet de passer d’un modèle centralisé à un modèle décentralisé et fédéré de réseaux sociaux (Il y a des exemples de ces réseaux, Mastodon, Diaspora, …. dans la lettre ouverte).
3- Le projet de refonte du SI de la Soce a démarré il y a 3 ans. C’est un énorme travail et les détails devraient être communiqués dans les mois qui viennent.
4- Au delà de l’aspect « données privées » et « liberté numérique », ma suggestion comporte aussi un volet associatif tourné vers l’extérieur : utilisons des logiciels libres pour le bien de notre communauté et en faire profiter d’autres associations.
Miroslav Li90